Lettre ouverte aux membres du Conseil d’Administration de l’Université Sorbonne Nouvelle Paris 3

Paris, le 23 mars 2016

Mesdames, Messieurs les membres du Conseil d’Administration,

Nous avons récemment pris connaissance du procès verbal de la séance du Conseil d’Administration du 18 décembre 2015. Le compte rendu des débats concernant le point n°6 à propos de l’évolution du service de messagerie de l’Université, et la décision d’opter pour la solution Google Apps pour l’éducation – Cloud Google, nous laisse penser que certains arguments cruciaux n’ont pas été pris en considération. Nous estimons par conséquent nécessaire, en tant que membres du personnel et spécialistes de la socioéconomie du numérique, de vous alerter sur les conséquences d’une telle décision, conséquences dangereuses à de nombreux égards.

La décision de confier les principaux services de l’environnement numérique de travail de l’Université (messagerie, agendas, documents partagés, …) à cette firme transnationale fréquemment épinglée par diverses institutions à travers le monde, et de voir les données afférentes hébergées sur des serveurs situés « dans le monde » (Projet de communication numérique annexé au PV de la séance du CA), nous semble totalement infondée dans le contexte actuel et à contresens par rapport aux orientations politiques françaises actuelles, notamment celles visant à préserver la souveraineté numérique. La prise en compte du seul critère d’économies pour les finances de notre institution (un montant de 150 000 euros est évoqué) nous semble relever d’une logique comptable qui n’est pas à la hauteur des enjeux géopolitiques et de libertés fondamentales générés par une telle décision.

Pourquoi confier nos données professionnelles et, par croisement de données, personnelles, à un tel acteur ? Il est de notoriété publique que son modèle économique est fondé sur l’exploitation de telles ressources informationnelles et que, de surcroît, ses activités relèvent d’un cadre juridique garantissant moins les libertés fondamentales en matière de vie privée que la loi française. Le traitement de nos informations -celles du personnel de l’université et celles des étudiant.e.s- permet ainsi de profiler chacun d’entre nous assez finement à partir des informations que nous délivrons (analyse sémantique du contenu de nos messages, de notre localisation, de nos réseaux sociaux, etc.). Ces données peuvent être certes non exploitées directement à partir des services offerts directement sur la plateforme de Paris 3 -à ce sujet, nous espérons tout de même qu’il n’est pas question de transférer à Google jusqu’aux dossiers administratifs de l’actuel ENT contenant Numen, numéros de comptes bancaires et renseignements biographiques sur les membres de la famille des personnels-, mais indirectement à partir de données cédées à des tiers, et sous la forme de publicités (soi-disant contextualisées, en réalité ciblées) sur les sites et les applications que nous utilisons par ailleurs. Une vaste littérature (à laquelle nous avons contribué) montre les risques importants associés à de telles exploitations.

En particulier, en prenant une telle décision, vous exposez également les personnes physiques et morales extérieures à notre établissement et avec lesquelles nous travaillons, échangeons régulièrement des informations, parfois sensibles, (les équipes de recherche et les entreprises avec lesquelles nous sommes liés, les autres services administratifs), ce qui peut engendrer des risques majeurs en matière d’atteinte à la vie privée, au secret des affaires, à la sécurité publique, etc. Il peut arriver que nous soyons en relation avec une entreprise prestataire, un laboratoire ou un syndicat, qui ne souhaitent pas voir leurs données et propos identifiables et susceptibles d’être exploités par une entreprise qui a fait l’objet de multiples rappels à l’ordre de la part des institutions françaises (à commencer par la Commission nationale de l’informatique et des libertés) et européennes. Google est une entreprise connue pour ses dérives en matière de respect de la vie privée (qui, encore une fois, ne se résume pas à de la publicité contextuelle sur son service de messagerie gmail ou les pages de recherche de son moteur, mais consiste en une traque systématique des usagers de ses services via le croisement des données collectées), et dont les données ont été exploitées par la NSA et le FBI comme l’ont confirmé The Guardian et The Washington Post dès 2013, à la suite des révélations d’Edward Snowden.

En outre, plus la masse de données collectées sur les membres du personnel et les étudiant.e.s augmentera, plus grande sera la dépendance à l’égard de Google et moindre sera la capacité de discuter de nouvelles conditions commerciales si cet acteur en décidait ainsi, comme il l’a déjà fait par le passé avec de nombreuses autres entreprises et institutions, autrement plus puissantes que notre Université. L’économie immédiate réalisée en recourant à ce service qui présente aujourd’hui tous les atours de la gratuité pourrait entraîner un verrouillage informationnel, classique dans le secteur de l’informatique mais ici décuplé par la position oligopolistique de Google, et possiblement lourd de conséquences financières sur le long terme. Vous êtes évidemment bien plus légitimes que nous pour décider des orientations de l’Université et nous n’ignorons pas non plus les contraintes qui pèsent sur vos arbitrages budgétaires. Sauf que en fin de compte, il nous semble que le coût du recours aux services de Google surpasse très largement l’économie de quelques euros par usager de l’université (pour des services qui sont utilisés au quotidien par tou.te.s) et l’offre d’outils, certes séduisants mais au fond empoisonnés, et surtout face auxquels il existe une offre d’outils sécurisés, tout aussi performants et garantissant à la fois la souveraineté numérique et le respect de nos libertés fondamentales et de celles de nos partenaires.

Nous avons ainsi souhaité avec cette lettre insister sur l’importance d’une telle décision en apportant quelques éclairages complémentaires. En vous alertant aussi de façon plus prospective sur les risques juridiques induits à l’ère numérique, à commencer par celui de soustraire les membres du personnel, en raison de leurs obligations professionnelles, et les étudiant.e.s, en raison de leurs obligations scolaires, au droit à l’autodétermination informationnelle proposé par le Conseil d’Etat en 2014 et repris dans le rapport de l’Assemblée Nationale sur le droit et les libertés numériques en 2015. Permettez-nous, par conséquent, de vous demander solennellement de réexaminer une telle décision et, le cas échéant, d’opter pour une solution qui permette de conserver, juridiquement et techniquement, un contrôle effectif sur nos données et celles de nos partenaires.

Nous vous prions d’agréer, Mesdames et Messieurs les membres du Conseil d’Administration, l’expression de nos respectueuses salutations.

Franck Rebillard

Professeur à l’Institut de la Communication et des Médias

Chercheur au laboratoire Cim (Communication, information, médias)

Fabrice Rochelandet

Professeur au Département Médiation culturelle

Chercheur à l’Ircav (Institut de recherche sur le cinéma et l’audiovisuel)

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